"Sirmalia - La fin d'un règne" - Chapitre 2

Publié le par Chloé Boffy

Avec la nuit se leva le vent, rendant l'air du bois de Brussen plutôt frais comparé à la chaleur qui avait régné durant le jour. Rosalina s'était enveloppée dans sa cape, cependant Faucon, lui, semblait ne pas sentir le froid.

— Quand arriverons-nous chez la sorcière ? demanda la princesse. Il fait noir et je suis épuisée.

— Nous ne pourrons pas trouver sa grotte dans l'obscurité. Je propose de nous arrêter et de passer la nuit ici. Vous n'aurez pas froid, Princesse ?

Rosalina répondit par la négative.

Sur l'ordre de son compagnon, elle ramassa du bois mort, et Faucon alluma un grand feu pour les réchauffer et éloigner les bêtes sauvages. La princesse lui demanda s'il désirait partager sa cape mais il refusa, habitué aux conditions de vie difficiles. Il insista pour prendre le premier tour de garde.

— Vous êtes fatiguée, Princesse. Vous ne parviendrez pas à garder les yeux ouverts. Moi je n'ai pas sommeil et j'ai l'ouïe fine. Vous ferez le guet après avoir dormi un peu.

Pendant que la jeune fille se roulait en boule près du feu, Faucon s'installa sur une pierre, un bâton entre les mains pour se défendre dans le cas où ils seraient attaqués.

— Cédric, pourquoi les arbres n'ont-ils pas de feuilles ici ? L'automne n'est pourtant pas encore là, interrogea Rosalina en baillant.

— C'est à cause de la sorcière. La nature dépérit autour d'elle. Sa grotte ne doit plus être très loin.

La princesse frissonna. Ce décor était déjà bien angoissant, de quoi pouvait bien avoir l'air l'antre de la sorcière ? Elle imaginait une caverne envahie de vapeurs de soufre, où régnait une touffeur digne des feux de l'enfer. Puis ses yeux croisèrent ceux du garçon. Elle se sentit triste pour lui.

— Tes yeux, comment est-ce arrivé ? demanda-t-elle. Que t'a-t-elle fait ? Tu n'es pas obligé de me répondre si cela te dérange d'en parler, s'empressa-t-elle d'ajouter.

— Non, ça va. J'étais dans la forêt, en train de ramasser les lapins pris dans mes collets...

Il marqua un temps d'hésitation ; le braconnage était interdit à Brussen, la princesse saurait-elle garder le secret ?

Rosalina le rassura, elle n'avait aucune intention de le trahir. Cédric continua donc son récit.

— J'ai dû m'approcher un peu trop près du territoire de la sorcière. Elle est apparue soudain devant moi, si belle. Rien ne laissait penser qu'elle était dangereuse. Sans doute un de ses sortilèges. Elle s'est mise à ricaner, son rire ressemblait au croassement des corbeaux. C'est à ce moment-là que j'ai commencé à m'inquiéter. Je n'ai même pas eu le temps de réagir et de me défendre. J'ai ressenti dans mes yeux une douleur atroce, indescriptible. C'était comme si on les arrachait ou les aspirait hors de leurs orbites. En même temps, ma vision s'estompait, jusqu'à ce que je ne distingue plus que des taches grises çà et là.

Cédric s'interrompit à nouveau. Son corps était pris de tremblements. Se doutant que se remémorer cette scène, la peur et la douleur qu'il avait ressentis, devait lui être pénible, la princesse attendit patiemment qu'il retrouve son calme.

— Ensuite, mes souvenirs sont assez flous, reprit-il enfin. Je crois que j'ai dû m'évanouir. À mon réveil, la sorcière n'était plus là. J'ai tendu les mains devant moi. Je voyais vaguement quelque chose, mais j'étais incapable de distinguer ma peau de la manche de ma chemise, ou même mes doigts. Quand il fait trop sombre, je suis totalement aveugle.

— Tes yeux te font-ils toujours mal ?

— Non, ça va mieux maintenant. Quand la douleur a commencé à refluer, j'ai cru que ma vision allait revenir. Mais j'ai dû me rendre à l'évidence. J'étais et resterais aveugle. J'étais désemparé. Comment chasser pour aider mon père à nourrir ma famille ? Comment travailler ? J'ai préféré ne pas rentrer chez moi où je n'aurais été qu'un fardeau. J'avais trop honte. Mes parents sont pauvres, et j'ai de nombreux frères et sœurs encore jeunes, trop jeunes pour gagner leur vie. À quoi leur servirait un infirme ? Je n'ai pas osé reparaître devant eux. Je préfère qu'ils me croient mort.

La princesse ne savait que lui répondre pour lui signifier qu'il avait tout son soutien. Elle se contenta de lui prendre la main, lui témoignant, avec pudeur et délicatesse, sa compassion. Elle avait toujours vécu dans le luxe, toujours été choyée par les siens. Même les domestiques et paysans qu'elle côtoyait d'ordinaire ne manquaient de rien, car le roi de Demetra les rémunérait en moyenne plus généreusement que les souverains des autres contrées. Elle n'avait jamais imaginé que pareille misère puisse exister.

Ses pensées se muèrent peu à peu en rêves éveillés. Son esprit s'embrumait, ses paupières se faisaient lourdes.

— Bonne nuit, Cédric, murmura-t-elle à moitié endormie.

— Dormez bien, Princesse.

Après avoir rajouté quelques branches dans le feu, le garçon retourna s'asseoir. Les avant-bras en appui sur ses genoux, il dressa l'oreille. Le bois regorgeait de petits bruits divers, à l'heure où les animaux nocturnes sortaient pour se nourrir. Néanmoins, Faucon ne remarqua rien d'anormal, et en conclut que la sorcière ne les avait pas encore repérés...

***

Au château de Brussen, la reine de Demetra, qui ne parvenait pas à se départir de son mauvais pressentiment, gravissait les marches de la plus haute tour pour aller consulter le mage personnel du comte. L'escalier n'en finissait pas. La reine s'appuya un moment contre le mur, le temps de reprendre son souffle. Elle arriva enfin devant une lourde porte en bois noir à laquelle elle frappa trois coups.

— Entrez, lui ordonna une voix de vieillard, mais forte tout de même.

Timidement, la reine pénétra à l'intérieur de la pièce.

— Bienvenue, Madame, salua le mage.

Il portait une longue robe de velours pourpre, et contrairement à ce que la reine avait imaginé, sa barbe n'était pas blanche et tombant jusqu'à terre, mais dorée et nattée. De plus, elle ne lui arrivait qu'au milieu du ventre, et le mage avait le crâne entièrement lisse et d'épais sourcils noirs, qui ombraient des yeux bleus perçants, soulignés de nombreuses rides. Ses appartements étaient encombrés de grimoires, boules de cristal et autres instruments ésotériques. Denise avait à peine la place de faire trois pas et se demandait comment quiconque pouvait s'y retrouver au milieu d'un tel fouillis. Alors que le reste du château avait été rénové et aménagé de façon moderne, les murs de pierre taillée étaient demeurés tels qu'ils avaient dû être lors de leur construction. Seules quelques tapisseries anciennes et élimées, mettant en scène de vieilles légendes, servaient à faire rempart lors des froids hivernaux.

— Je suis venue vous voir, car j'ai besoin de votre savoir. Mon mari, le roi Thergill, a envoyé notre fille Rosalina combattre la sorcière du bois de Brussen. Il lui fait confiance, mais moi-même je crains qu'elle n'échoue. Vous qui savez lire dans les astres, éclairez-moi.

Sans un mot, le mage la conduisit à un chaudron plein d'eau dans lequel il versa quelques gouttes de sang de dragon ainsi qu'un œil d'aigle. Le liquide bouillonna puis sa surface devint lisse comme un miroir et aussi claire que de l'eau pure.

Penché au-dessus du chaudron, le mage regarda à l'intérieur, en marmonnant de temps en temps quelque chose comme « très intéressant ». La reine avait beau plisser les yeux, elle ne distinguait rien.

Finalement, le mage déclara :

— Vos doutes étaient fondés, Madame. La princesse Rosalina court un grand danger. Vous devriez enjoindre votre mari de partir immédiatement à son secours.

La reine remercia le mage et lui baisa la main en s'inclinant légèrement devant lui.

— Je m'en vais immédiatement l'en informer, déclara-elle avant de redescendre les escaliers de la tour, sa traîne froufroutant derrière elle.

La reine partie, le mage secoua la tête. Le brouet était bien moins riche d'enseignements que ce qui se murmurait au détour des couloirs. Ce qu'il avait entendu était de fort mauvais augure. Mieux valait éloigner le roi du château.

***

 

Quand le soleil se leva, la princesse secoua légèrement Faucon pour qu'il se réveille. Le garçon s'étira pour soulager ses membres engourdis. La princesse démêla sa chevelure du bout des doigts, et, du plat de la main, brossa sa jupe pour la débarrasser sommairement de la poussière. Elle partagea avec Cédric le reste de pain, d'eau et de poulet froid que contenait sa besace, et remplit à nouveau sa gourde à une source coulant quelques pas plus loin.

— Remettons-nous en route, Cédric. Plus vite nous trouverons la sorcière, mieux ce sera.

Rosalina prit le jeune garçon par la main et recommença sa description du paysage, n'omettant aucun détail.

Bientôt, ils arrivèrent à l'endroit qu'ils cherchaient. La grotte de la sorcière s'ouvrait devant eux, gueule béante d'un monstre pétrifiée. Des rochers pointus se dressaient vers eux, tels des crocs menaçants.

— C'est là, souffla Faucon. Je reconnais l'odeur singulière de cet endroit, une odeur de pourriture et de mort. L'antre maudit de la sorcière. Cette femme est une créature terrible. Par sa simple beauté, elle peut soumettre n'importe quel homme ou le paralyser de peur. Heureusement, vous femme et moi aveugle, elle aura plus de difficultés à user de ses charmes contre nous.

La princesse frémit. Tout d'un coup, elle ne se sentait plus vraiment à la hauteur de la tâche qui lui avait été assignée. Elle réalisa que sa simple dague ne ferait sans doute pas le poids face aux terribles pouvoirs de la sorcière.

— Entrons, dit-elle bravement pour cacher son inquiétude à Faucon.

Toutefois, sa main serrait un peu plus fort celle de son compagnon.

Ils s'avancèrent prudemment, tâtant le sol du bout des pieds, car la caverne était obscure et ils n'avaient pas de torche à leur disposition. Malheureusement, la princesse trébucha sur un gros caillou et se tordit la cheville. Elle ne put réprimer un petit cri de douleur, qui se répercuta le long des parois de la cavité. Un ricanement lui répondit, semblant provenir de partout à la fois.

— La sorcière, dit doucement Faucon. Elle nous a entendus.

— C'est de ma faute. Aide-moi à me relever et sortons vite d'ici.

Soudain, un éclair éblouit Rosalina, et une pluie de rochers s'abattit avec fracas, condamnant ainsi la seule sortie.

— Que se passe-t-il ? s'écria le jeune aveugle.

— La sorcière a lancé un sort pour nous empêcher de fuir. Et je l'entends qui approche. Faucon, qu'allons-nous faire ?

Au moment où elle prononçait ces mots, apparut devant elle la femme la plus belle, et en même temps la plus terrifiante, qu'il lui avait jamais été donné de voir.

— Je te rencontre enfin, ma chère Rosalina, dit la sorcière en faisant craquer les os de ses doigts fins et délicats. Les oracles m'ont prévenue de ton arrivée. Je t'attendais un peu plus tôt, cependant. Tu t'es perdue en cours de route ou bien est-ce la couardise qui t'empêchait d'avancer ?

Rosalina ne se laissa pas déstabiliser. Elle prit une profonde inspiration, rassemblant tout son courage.

— Je n'ai pas peur de toi, sorcière ! cria la princesse avant de lui cracher au visage.

Le sourire de la sorcière diminua de façon quasiment imperceptible. Elle essuya sa joue du revers de la main.

La princesse avait déjà dégainé son épée et la pointait en direction de la sorcière, prête à en découdre. Elle tenta quelques coups d'estoc, que la sorcière esquiva avec une vitesse surprenante, presque surnaturelle. L'exercice était plus ardu qu'elle ne s'y attendait, et elle commença à penser que les soldats de son père, avec qui elle avait l'habitude de s'entraîner, avaient peut-être fait exprès de retenir leurs coups.

La cheville de Rosalina la lançait, mais la jeune fille serrait les dents, déterminée à vendre chèrement sa peau si elle devait faillir. Mais au bout d'un moment, la douleur fut la plus forte et la princesse se laissa choir sur le sol, tenant à deux mains sa cheville enflée et violacée.

La sorcière se dressa devant eux, se caressant le menton de l'index.

— Bien, maintenant que tu es calmée, voyons ce que je vais bien pouvoir faire de vous deux... Dans un premier temps, je vais vous jeter au cachot, jusqu'à ce que je décide de la meilleure façon de me débarrasser de vous.

Elle poussa sans ménagement les deux jouvenceaux dans un coin sombre de sa grotte et les enchaîna à la paroi. Rosalina et Cédric se blottirent l'un contre l'autre, tentant de se rassurer mutuellement, certains d'être perdus.

***

— Vous êtes bien sûre de ce que vous avancez, ma chère ? tonna le roi Thergill.

— Aussi sûre que vous vous trouvez devant moi, mon ami. Notre fille est en danger. Vous devez la retrouver au plus vite ou la sorcière la tuera. Au nom de l'amour que vous avez pour elle, sauvez-la !

— Je savais que je n'aurais pas dû la laisser partir seule. Elle a tellement insisté, je lui ai fait confiance. Très bien ! Brussen, ordonnez à vos domestiques de faire seller immédiatement mon cheval et le vôtre !

— Le mien, Sire ?

— Brussen, craindriez-vous de m'accompagner dans le bois de la sorcière ? Vous avez bien bravé le danger pour un inconnu, vous pouvez au moins le faire pour ma fille.

— Certainement, balbutia le comte, honteux de sa lâcheté. Je viendrai avec vous, au péril de ma vie s'il le faut.

Il omit toutefois de préciser que le corps qu'ils avaient découvert se trouvait loin de la caverne de la sorcière, et que par conséquent, l'autre soir, le danger avait été minime.

— Je vous reconnais bien là, mon petit Brussen, dit Thergill en assénant une affectueuse bourrade dans le dos du comte. Il suffit de vous traiter de poltron pour qu'aussitôt vous deveniez un tigre. Allons-y, donc ! La vie de ma fille dépend de nous.

L'imposant roi Thergill se rendit aux écuries, talonné par un comte aux jambes flageolantes. Ils enfourchèrent leurs montures une fois celles-ci harnachées et, accompagnés de quelques dignitaires de la garde prétorienne, s'élancèrent au grand galop, au plus profond du sombre bois.

***

— Réveille-toi, paresseuse !

La sorcière administra un brutal coup de pied dans les côtes de la princesse, avant de la détacher et de la traîner loin de Faucon. Rosalina gémit et frotta ses membres douloureux. Elle se releva péniblement mais, refusant de fléchir, elle défia la sorcière du regard.

La princesse était grande, or la sorcière l'était encore plus, et la dominait de toute sa hauteur. Rosalina avala sa salive avec difficulté et tenta de maîtriser le tremblement de ses jambes. La chevelure flamboyante de la sorcière cascadait dans son dos jusqu'à ses reins. Ses yeux couleur rubis toisaient Rosalina d'un air supérieur et méprisant. Elle était belle, c'était indéniable. Majestueuse, même. Le contraste entre les deux femmes était saisissant ; d'un côté, la princesse tout juste sortie de l'enfance, vêtue d'une robe qui lui arrivait aux genoux et qui laissait voir ses bottes masculines, de l'autre, la sorcière avec ses cheveux roux luisants et des courbes à faire se damner plus d'un homme.

La jeune fille et la femme.

La fraîcheur juvénile et le charme ensorcelant.

Tout semblait figé. Personne ne bougeait. On n'entendait que le bruit de trois cœurs qui battaient, l'un calmement, les deux autres plus vite sous l'effet de l'adrénaline.

Plus un mouvement.

Rien que les battements de trois cœurs, résonnant étrangement dans le silence de la caverne.

***

— Plus vite, Brussen ! Si vous ne vous dépêchez pas, nous arriverons trop tard, cria Thergill.

Le roi, monté sur un pur-sang rapide, chevauchait en tête. Le comte de Brussen peinait à le suivre. Homme et bête se ressemblaient. Le comte, grand et maigre, au visage anguleux et aux côtes saillantes, montait un cheval noir et efflanqué. Le roi allait bien trop vite pour qu'il puisse se maintenir à sa hauteur.

Les sabots des chevaux martelaient le sol, soulevant des nuages de poussière. Les traces qu'ils laissaient derrière eux étaient floues, cependant on distinguait çà et là les empreintes larges de l'étalon de Thergill et celles, délicates, du hongre de Brussen.

***

La princesse se ressaisit et, courageusement, soutint le regard de la sorcière. Cette dernière ne la craignait pas. Elle pratiquait la magie noire depuis des années, et connaissait nombre de sortilèges pouvant réduire Rosalina à néant en quelques minutes, sans même avoir besoin de la toucher. Et elle ne s'en priva pas. Prenant une pierre de Jaspe dans sa main, elle prononça quelques mots dans une langue incompréhensible et la jeta aux pieds de la princesse. Un tourbillon de fumée enveloppa Rosalina, qui se retrouva prisonnière d'une corde de glace. Le corps convulsé, la princesse souffrait atrocement de la brûlure du gel. Elle se mordit les lèvres jusqu'au sang pour ne pas pleurer, ne voulant pas faire ce plaisir à sa tortionnaire. Mais la douleur était si intense que la jeune fille ne put retenir un cri quand l'étreinte glacée se resserra autour d'elle.

Faucon, enchaîné à une des parois de la grotte, assistait à la scène, impuissant. Il entendait les hurlements de Rosalina, le grondement assourdissant de la terre vibrant sous le coup des sortilèges, et imaginait le pire.

La sorcière, elle, se délectait de la torture ainsi infligée à son ennemie. Elle multipliait les actes de violence, bien déterminée à faire souffrir la princesse avant de la tuer, à la manière d'un chat jouant avec sa proie. Puis au bout d'un moment, quand elle en eut assez, elle libéra la jeune fille. Rosalina tomba à genoux, haletante. Il lui restait à peine la force de masser doucement les meurtrissures violettes qui marquaient ses poignets, ses chevilles et son cou.

Estimant qu'elle s'était assez amusée, et ne voulant pas gaspiller une autre de ses précieuses pierres de Jaspe, la sorcière s'empara de son poignard et le pointa vers la princesse. Rosalina n'avait jamais vu d'arme pareille. Une griffe de dragon, tranchante comme un rasoir, en constituait la lame, et une patte de corbeau, le manche. La sorcière frappa. La jeune princesse essaya d'esquiver le coup, malheureusement le poignard lui entailla profondément la joue, lui arrachant un autre cri de douleur. Une goutte de sang perla à l'extrémité de la plaie avant de tracer un sillon pourpre sur sa peau.

Ne supportant plus de n'être que le témoin désarmé des cris de souffrance de la jeune fille, Faucon se mit à tirer sur ses chaînes, s'efforçant de les arracher. La terre qui constituait les murs de la grotte était dure, mais moins qu'elle ne le paraissait. Millimètre par millimètre, les maillons de la chaîne se détachaient de la paroi.

***

En approchant de l'entrée de la caverne, Thergill ralentit l'allure de son cheval. Le comte de Brussen s'arrêta à ses côtés quelques secondes plus tard, alors qu'il descendait de sa monture. Les pauvres bêtes avaient les naseaux complètement dilatés et leurs flancs se couvraient d'une pellicule grise de sueur.

— Ce doit être ici, affirma le comte, je reconnais les étranges rochers pointus que l'on m'a décrits. En revanche, le passage est obstrué.

Promptement imité par ses hommes de main, le roi entreprit d'enlever les pierres une à une, en commençant par les plus hautes. Après quelques minutes il s'arrêta, et se tourna vers Brussen en s'épongeant le front.

— Et alors, qu'attendez-vous, pauvre fainéant ? Aidez-nous ! ordonna-t-il.

Brussen retroussa ses manches bordées de dentelle et lui prêta main forte, dans la mesure de ses bras fluets.

***

Pendant ce temps, la princesse de Demetra avait essuyé de nombreux coups. Elle avait réussi à en éviter quelques-uns, néanmoins une vilaine blessure saignait abondamment sur son front. Le sang inondait son visage et lui coulait dans les yeux, l'empêchant de suivre les actions de la sorcière. Rosalina gisait en chien de fusil sur le sol, jetant à son ennemie un regard haineux, tout en reprenant son souffle. Au moment où la sorcière brandit une torche enflammée au-dessus de la princesse, plusieurs choses se produisirent de concert.

Faucon arracha ses chaînes.

Thergill et Brussen, suivis de leur escorte, pénétrèrent en coup de vent dans la grotte, et se ruèrent sur la sorcière avant qu'elle n'ait eu le temps de faire un seul mouvement pour les arrêter. Leurs vêtements étaient maculés de terre et de poussière après les heures passées à déloger les pierres pour dégager le passage.

Faucon resta immobile une fraction de seconde, un peu égaré, tendant l'oreille au moindre bruit.

— Cédric, je suis ici ! appela Rosalina.

Le garçon se précipita dans la direction d'où provenait la voix et ses bras trouvèrent ceux de la princesse. Il sentit le sang visqueux sous ses doigts.

— Que t'a-t-elle fait ?

— Ce n'est rien, juste une égratignure, mentit Rosalina. Et mon père vient d'arriver.

Elle releva légèrement le buste, prenant appui sur ses avant-bras, et décrivit la scène au jeune garçon.

Pour la première fois de sa vie, la sorcière était en mauvaise posture. À cause du bruit causé par ses sorts, elle n'avait pas entendu les hommes arriver, et le comte de Brussen avait profité de l'effet de surprise pour lui maintenir les bras derrière le dos. La sorcière n'eut pas l'opportunité de déployer son pouvoir d'envoûtement, et les deux hommes prenaient bien garde à ne pas croiser son regard. Les soldats eux-mêmes détournaient la tête pour ne pas succomber à ses charmes. Thergill ramassa le poignard qu'elle avait lâché et l'examina.

— Voilà donc le fameux poignard des Enfers, seule arme capable de tuer une sorcière selon la légende... Voyons voir si elle dit vrai.

— Non, ne fais pas ça, roi Thergill ! supplia la sorcière. Si tu m'épargnes, je ferai de toi l'homme le plus puissant de Sirmalia, je t'offrirai tous les trésors et toutes les pierres de Jaspe que tu me demanderas.

— La seule chose que je désire est de te mettre définitivement hors d'état de nuire, fille de Satan ! Et encore, cela ne rachètera pas tous les crimes que tu as commis, ni ne rendra justice à toutes les familles que tu as brisées.

Sur ces mots, il s'avança vers elle, l'arme à la main, la regardant droit dans les yeux. Erreur qu'il regretta amèrement par la suite. Il sentit subitement ses jambes devenir molles et son cœur palpiter. Ses mains étaient moites, son esprit tout étourdi.

— Sire, que vous arrive-t-il ? s'écria le comte, détournant brièvement son attention de la sorcière.

Celle-ci en profita pour se dégager d'une secousse. Ramassant une poignée de Jaspes, elle lança un sort qui pétrifia le comte. Elle allait faire de même avec Thergill, qui, comme hypnotisé, ne faisait aucun geste pour se défendre. N'écoutant que son devoir, un des gardes s'interposa et fut foudroyé par le maléfice à la place du roi. Son corps s'étendait, immobile, sur le sol terreux de la grotte, ses yeux exorbités figés dans une expression d'effroi.

— Papa, ne la regarde pas ! cria la princesse, voyant que la sorcière se rapprochait dangereusement de son père. Résiste-lui !

Toujours sous le charme, Thergill ne réagissait pas, se contentant de tendre la main pour caresser les épaisses boucles couleur de feu de cette troublante et maléfique femme.

De son côté, la sorcière pétrifiait sans pitié les gardes qui faisaient mine de s'approcher d'elle.

À la force de ses avant-bras, Rosalina se traîna jusqu'à l'enchanteresse et lui saisit la cheville. Elle tira dessus, de toutes les forces qui lui restaient, jusqu'à la faire tomber. Le contact visuel rompu, Thergill reprit ses esprits. Il se jeta sur la sorcière, la maintenant à terre de tout son poids et, tout en évitant son regard, lui plongea le poignard dans le cœur. Dans un long hurlement d'agonie, il la vit devenir noire comme de l'encre et se dessécher entièrement. Il grimaça de dégoût. Le sort ayant pris fin, Brussen et les gardes revinrent immédiatement à la vie.

— Brûlez-moi ça ! dit Thergill au comte d'un air méprisant en repoussant du pied les restes de la sorcière, avant de courir vers sa fille. Rosalina, ma chérie, tu n'as rien ?

— J'ai mal absolument partout, mais a priori rien de grave. Ma joue a besoin d'être recousue, peut-être mon front aussi. Et je crois que ma jambe est cassée, je ne peux pas me lever.

— Le médecin s'occupera de tes blessures dès que nous serons rentrés. Viens, je vais te ramener au château.

Thergill souleva sa fille dans ses bras et l'assit délicatement sur la selle de son cheval tandis que le comte installait Faucon sur le sien. Épuisée, la princesse enlaça le cou de l'animal et observa le paysage défiler derrière ses paupières mi-closes. Déjà la forêt reprenait des couleurs, le charme s'était brisé quand le cœur de la sorcière avait rendu son dernier battement. Pleine d'espoir, Rosalina appela Faucon qui se tourna vers elle. Malheureusement, ses yeux restaient irrémédiablement blancs et aveugles, aussi la princesse préféra-t-elle taire les changements spectaculaires que subissait le paysage tandis qu'ils s'éloignaient de cette grotte sordide où tant d'hommes avaient perdu la vie, et où ils avaient failli perdre la leur.

***

Des festivités furent organisées pour célébrer la mort de la sorcière. Un buffet dressé dans la cour du château permettait également aux villageois d'y prendre part. Les musiciens jouaient une mélodie allègre, et les conversations allaient bon train.

Thergill fit tinter sa fourchette contre son verre pour attirer l'attention. Aussitôt, tous les regards convergèrent vers lui.

— Je lève mon verre à ma fille Rosalina, pour la vaillance dont elle a fait preuve.

Un tonnerre d'applaudissements ponctua cette phrase. La princesse se leva et s'approcha de son père en boitillant. Elle venait de passer plusieurs jours au lit. La plupart de ses blessures étaient guéries, celle de son front s'était révélée superficielle et l'entaille sur sa joue commençait à se refermer, néanmoins, elle garderait une cicatrice jusqu'à la fin de sa vie.

— Ma fille, reprit Thergill, même si tu n'as pas mené à bien ta mission toute seule, tu as tout de même mérité ta récompense. Jamais nous n'aurions pu vaincre la sorcière si tu n'avais pas été là pour détourner son attention. Et je n'oublie pas que tu m'as sauvé la vie, de cela je ne te serai jamais assez reconnaissant.

Sa lèvre inférieure trembla légèrement à ce souvenir. Par son imprudence, il avait failli tout perdre... Se redonnant une contenance, il prit le coussin de velours posé devant lui et le présenta à Rosalina. Sur l'étoffe douce et brillante reposaient deux Jaspes.

— Je te remets aujourd'hui ta première pierre de Jaspe. Uses-en avec sagesse.

— Merci, père.

— Toi aussi Cédric, approche. Pour avoir aidé la princesse Rosalina et pris soin d'elle dans la forêt, tu as également droit à une pierre de Jaspe.

— Halte ! Au nom de l'empereur Norotar, vous êtes en état d'arrestation, roi Thergill de Demetra !

— Mais, que...

Des hommes portant l'uniforme de la Garde Impériale, semblant sortis de nulle part, les encerclèrent et tentèrent de s'emparer de Thergill, mais le roi se dégagea de leur emprise dans un mouvement de colère.

— Comment osez-vous ? De quoi m'accuse-t-on ?

— Vous êtes coupable de trahison envers l'empereur, et d'avoir fait don d'une pierre de Jaspe à un garçon du peuple. Selon la loi de l'empire, vous êtes condamné au cachot à perpétuité.

— Ce jeune homme l'a gagnée honnêtement. Il l'a méritée par sa bravoure.

— C'est possible, or vous n'avez pas respecté l'obligation d'adresser au préalable une demande écrite à l'empereur. C'est la loi.

— Le temps m'a manqué.

— Balivernes ! Nous savons tous que l'idée de le faire ne vous a même pas effleuré l'esprit.

Les gardes lui ligotèrent les poignets dans le dos. De son côté, Faucon glissa discrètement la Jaspe dans sa poche, et profita de la cohue pour s'éclipser. Inutile d'envenimer la situation, il devait avant tout songer à se protéger.

— Brussen, faites quelque chose ! tonna le roi alors que les soldats le poussaient en avant.

— Je regrette, Thergill, je ne puis m'opposer à la volonté de l'empereur.

Les gardes emmenèrent le roi sous le regard effaré des convives du château. La princesse leur emboîta le pas, aussi vite que le lui permettait sa cheville foulée.

***

Furieuse, la reine de Demetra entra sans frapper dans les appartements du comte de Brussen qui s'était esquivé dès le départ des sbires de Norotar.

— Traître ! hurla-t-elle. Vous avez dénoncé mon époux ! Vous seul étiez au courant de ses intentions.

La reine était méconnaissable. Elle d'habitude si placide et docile faisait preuve d'une passion et d'une révolte qui auraient comblé de joie son mari s'il avait pu la voir à cet instant.

— Mais, bien sûr que non, balbutia le comte.

— Ne mentez pas ! Tout le monde dans ce château sait bien que vous désapprouvez ses idées révolutionnaires, néanmoins je m'étais permis de penser qu'en tant qu'ami de longue date vous l'auriez soutenu. Au lieu de cela, vous l'avez vendu ! Au nom de mon mari, Monsieur le Comte, et même si cela me fend le cœur, Demetra déclare la guerre à Brussen.

— Madame, je vous assure que je n'y suis pour rien. S'il y a un traître dans ce château, ce n'est pas moi, croyez-moi.

— Regardez-vous ! Vous tremblez comme un enfant ! Si vous étiez innocent, vous me tiendriez tête. Ma décision est prise. Nos peuples seront en guerre tant que cette histoire ne sera pas éclaircie. Adieu Brussen, je rentre dans mon royaume.

***

Les gardes impériaux lièrent les chevilles de Thergill et le jetèrent dans une charrette, sans plus d'égard pour lui que s'il était un traîne-misère, et non de sang royal. Rosalina essaya de les arrêter en retenant leurs chevaux.

— Vous n'avez pas le droit d'emmener mon père !

— Écartez-vous, Princesse, et laissez-nous passer ! Nous sommes sous les ordres de l'empereur Norotar. Il a lui-même signé l'avis d'emprisonnement.

— Où l'emmenez-vous ?

— À Arthabac, dans la prison du palais.

L'un des gardes fit claquer les rênes et la charrette se mit à rouler de plus en plus vite. Bientôt elle ne fut plus qu'un point à l'horizon.

Rosalina serra les poings.

— Ne t'inquiète pas, Papa. Je te délivrerai, je t'en fais le serment...

 

Copyright Chloé Boffy. Tous droits réservés.

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