L'envol du dragon

Publié le par Chloé Boffy

Nouvelle plébiscitée par les lecteurs du blog "On attend de vous lire"

 

Le temps était particulièrement clément en cet après-midi d’octobre 14**, aussi décidai-je d’abandonner mes pinceaux et de laisser là ma toile pour aller me promener à travers champs. Étudier la lumière en pleine nature me paraissait une idée tout à fait attrayante.

Mon bonnet bien en place sur ma tête pour me protéger du soleil et du vent, je sortis de chez moi et me dirigeai de bon pas vers les champs avoisinant mon village. La campagne toscane était magnifique en cette saison. Une brise légère soufflait, couchant les herbes folles des pâturages. La vue des pins et des oliviers au loin me ravissait. Couplés au blond des champs de blés, ils composaient un tableau que j’aurais adoré peindre. J’en regrettais presque de n’avoir emporté que mes cahiers et mes fusains.

Mon village était devenu minuscule à l’horizon lorsque je décidai de faire halte au milieu d’un champ. Tout en mordant dans une pomme, je sortis mon matériel, ardent de croquer le paysage. Un morceau de fusain à la main, mon carnet de dessin posé sur mes genoux repliés, je plissais les yeux pour imprimer les détails du panorama dans mon esprit, quand mon attention fut retenue par un rocher de forme et de couleur étranges. Intrigué, je posai mes affaires à même le sol à côté de moi pour aller voir de plus près. Plus je m’approchais, et plus il m’apparaissait que cette chose n’était pas un rocher, en fin de compte. Cela bougeait, c’était forcément vivant. La chose émit un grognement. Je m’approchai encore et…

Par tous les dieux, un dragon !

Mon premier réflexe fut de prendre mes jambes à mon cou. Mais en pleine course, je m’arrêtai et revint sur mes pas. Malgré le danger, jamais plus je n’aurais l’occasion d’observer de si près un animal que jusqu’alors j’avais cru légendaire.

Je n’en croyais pas mes yeux et me pinçai pour être sûr que je n’étais pas en train de rêver. Couché, l’animal devait bien mesurer deux fois ma hauteur et, du bout des naseaux jusqu’à l’extrémité de la queue, était presque aussi long qu’un petit bateau de pêcheur. Sa couleur bronze chatoyait dans les rayons du soleil. J’aurais aimé qu’il déploie ses ailes pour en apprécier l’envergure.

Je me dirigeai vers sa tête et fit un bond en arrière quand la créature ouvrit un œil énorme. Elle redressa son long cou en me voyant et tenta de se mettre debout. Elle retomba dans un grognement, de douleur à n’en point douter.

Prudemment, je contournai le dragon et compris. Sur son flanc droit, en lieu et place d’une immense et splendide aile parcheminée, il n’y avait qu’un bout de membre en charpie, arraché et sanguinolent. La pauvre bête avait dû être attaquée par un de ses semblables, car qui ou quoi d’autre aurait pu lui infliger une telle blessure ?

Maîtrisant ma peur, je m’avançai jusqu’à caresser les écailles brillantes du dragon, qui me laissa faire, semblant sentir d’instinct que j’étais un ami. Il souffla dans ses naseaux, laissant s’échapper un peu de fumée. Tournant son cou vers moi, il frotta son museau contre mon épaule.

À ce moment-là, je pris une décision : j’allais le soigner et lui fabriquer une nouvelle aile, afin qu’il puisse à nouveau s’élever dans les airs.

 

Je lui avais assuré que je serais de retour bientôt avec onguents, attelles, et tout ce qui serait nécessaire pour le guérir. J’ignorais s’il m’avait compris, mais quoi qu’il en fût, le lendemain j’étais là, fidèle à ma promesse. Le dragon n’avait pas bougé, comme s’il m’avait attendu toute la nuit.

Avec beaucoup de précautions et de douceur, je déployai délicatement son aile mutilée pour prendre connaissance de l’ampleur des dégâts. Une grande partie de la membrane était en lambeaux, mais beaucoup d’os, même si certains étaient brisés, étaient toujours en place. Cela me rassura. Il serait à même de déplier et replier seul sa prothèse une fois celle-ci en place, et donc de voler à nouveau.

Tout d’abord, je nettoyai soigneusement les plaies. J’y appliquai ensuite un emplâtre et recouvrit le tout d’un linge. Le dragon se laissa faire docilement et, en signe de gratitude, m’offrit son museau à caresser, et son cou pour m’adosser tandis que je croquais son aile gauche. Je la reproduisis aussi fidèlement que possible sur mon cahier, sous plusieurs angles, reportant ses mensurations sur mon schéma. J’observai comment les os s’articulaient. Tout ce travail me prit plusieurs jours. Chaque matin, je revenais auprès de ce dragon que je considérais comme le mien et comme mon ami, et après avoir changé ses pansements et l’avoir nourri, je retournais à mes dessins.

Quand je fus satisfait des mes notes et croquis, vint le temps de commencer la construction de l’aile proprement dite.

 

Après avoir comparé différentes toiles, je décidai finalement d’utiliser un cuir très fin, dont la texture, l’épaisseur et la densité me semblaient les plus proches de la membrane des ailes de mon dragon. Je taillai ensuite avec précision plusieurs morceaux de bois pour remplacer les os manquants. Tout cela me demanda encore quelques semaines de dur labeur, mais un jour, la nouvelle aile était prête. Ne me restait plus qu’à poser cette prothèse à mon dragon.

Étant donné sa taille, je ne pouvais la transporter seul, même pliée. Je demandai donc à un des mes frères de m’aider, après lui avoir fait jurer de garder le secret. Ensemble, nous adaptâmes l’aile artificielle à ce qu’il restait de celle du dragon. Nous la fixâmes à l’aide de sangles et de liens, espérant que ces attaches seraient suffisamment solides et serrées pour rester bien en place, même en cas de mouvements brusques.

Vint le moment de vérité.

Le dragon se dressa sur ses pattes antérieures et fit bouger les articulations de ses ailes. Son épaule droite avait retrouvé toute sa mobilité, et s’il ne pouvait replier entièrement sa prothèse, j’avais de bons espoirs quant à son efficacité en plein vol. Mon dragon battit des ailes, courut sur quelques mètres puis bondit. Il s’éleva d’un mètre à peine, avant de retomber au sol. Un peu déçu, j’allais m’avancer vers lui quand je le vis faire une nouvelle tentative. Qui malheureusement se révéla elle-aussi infructueuse. Et pourtant, mon dragon ne se découragea pas. Tandis que je reprenais déjà mes croquis pour essayer de trouver où j’avais fait erreur, lui essayait encore et encore, courageusement, patiemment. Jusqu’à ce qu’enfin il ne décolle…

Ce que je ressentis à cet instant est indescriptible.

Le spectacle de l’animal en plein vol était si beau que j’en avais le souffle coupé. J’étais fasciné. L’émotion aussi me submergeait, à le voir ainsi en plein ciel, alors que l’état de son aile lorsque je l’avais découvert ne laissait rien présager de tel.

La main en visière au-dessus de mes yeux pour les protéger de la lumière du soleil de midi, je me tordais le cou pour le suivre du regard. Le vent produit par les battements de ses ailes caressait mon visage. Je m’allongeai dans l’herbe à côté de mon frère, les bras croisés derrière la tête, pour contempler à mon aise le ballet aérien et enchanteur de mon dragon. Si ses mouvements avaient été un peu timides au début, il se mit très vite à exécuter piqués et pirouettes afin de tester la dextérité de son nouveau membre. J’essayais naïvement de reconnaître des mots ou des formes particulières dans ces tracés invisibles. J’étais comme un enfant au jour des étrennes.

 

Jour après jour, je retournais le voir, vérifier s’il s’habituait bien à sa prothèse, s’il ne manquait de rien. Il était à nouveau capable de chasser, et à sa façon, me remerciait de l’avoir sauvé en déposant de temps en temps un lièvre ou un chevreuil à mes pieds, comme l’aurait fait un animal de compagnie.

Et puis un matin, il s’envola et ne revint pas.

J’en éprouvai beaucoup de chagrin, bien que j’eusse toujours su qu’inévitablement, il finirait par retourner à la vie sauvage. Je m’étais attaché à lui. Je l’aimais comme on aime un ami. J’aurais voulu pouvoir lui dire au-revoir avant qu’il ne disparaisse.

 

Les années passèrent. Mon métier m’emmena dans diverses villes, Venise, Milan, jusqu’en France même. Mais jamais je n’oubliai mon dragon.

J’avais conservé précieusement les croquis que j’avais faits de son aile et ils me servirent de base pour d’autres études et travaux d’ingénierie.

 

Un soir où j’étais courbé sur mon écritoire, occupé à rédiger mon testament – j’étais alors un vieillard fatigué et malade, j’entendis un drôle de bruit à ma fenêtre et me levai pour aller voir. Je le reconnu à son aile.

Mon dragon…

Les larmes emplirent mes yeux. Il s’approcha de la fenêtre ouverte pour que je puisse toucher son museau. Je ne savais pas comment il m’avait retrouvé, aussi loin de Florence, mais je n’en éprouvais pas moins un bonheur immense.

Je suis si heureux de te revoir, mon ami, lui murmurai-je.

Il émit un petit grognement en soufflant par les naseaux, sa façon à lui de me saluer.

Nous fûmes interrompus dans nos retrouvailles par quelques coups brefs frappés à la porte. Mon dragon s’envola hors de vue.

Signore Da Vinci, le roi demande à vous voir.

Dites-lui d’attendre quelques minutes, s’il vous plaît.

Oui, signore.

Le domestique referma la porte derrière lui, et je retournai à la fenêtre. Presque immédiatement, mon dragon revint, battant des ailes pour se maintenir sur place, à ma hauteur. Je caressai son museau et embrassai les écailles douces et lisses de son front.

Je l’avais revu une dernière fois, je pouvais à présent mourir en paix.

Publié dans Nouvelles

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E
<br /> c'est magique j'adore bonne soirée j'ai hâte de te relire bisous evy<br />
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C
<br /> <br /> Merci ^^<br /> <br /> <br /> <br />
L
<br /> J'ai découvert ce blog par hasard et suis tombée sur ce magnifique récit. Un véritable enchantement, entre imaginaire et réalité. Bravo ! Je reviendrai...<br /> <br /> <br /> Louv'<br />
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C
<br /> <br /> Merci beaucoup ^^<br /> <br /> <br /> <br />